Chapitre 10 : Les thérapies tâtonnantes

UNE révolution conceptuelle dans le champ des maladies mentales s’amorce au début du siècle : celle du regard clinique. C’est l’exigence absolue de Pinel, inscrivant son travail d’aliéniste dans la tradition de Sydenham, de Locke et de Condillac. Quel est ce regard ? Rien d’autre qu’une description, aussi exhaustive que possible, exprimée dans une « langue bien faite ». C’est d’abord un diagnostic: l’examen systématique des symptômes, dans une combinaison significative, qui définit une entité cohérente. C’est ensuite la recherche des causes, l’ étiologie — qui fonde le traitement — et la prophylaxie. C’est enfin son pronostic d’évolution.

Tout au long du siècle, les aliénistes français parfont cette technologie. Ils l’appliquent à, ces maladies insolites que sont les intoxications aux substances de l’ivresse. Se détachant d’une approche où la physiologie domine la pathologie, ils s’inscrivent dans la voie ouverte par Jean-Pierre Falret (1). Abandonnant les classifications universelles, multipliant les tableaux nosographiques emplis de groupes plus ou moins artificiels, ils construisent fine-ment des entités et reconstituent leur dynamique. La maladie se présente désormais comme une forme clinique, avec sa « marche », les « phases qu’elle traverse », « les oscillations et les alternatives qu’elle présente (2) ».

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Les ancêtres du flash et du manque

A la lecture des aliénistes du XIXe siècle, on est frappé par l’étonnante actualité de leurs descriptions cliniques. Les états, les effets, les phases de l’intoxication et les stades de l’évolution y sont décrits avec la minutie la plus grande. Intéressés ou fascinés, les médecins interrogent les gestes quotidiens du morphinomane et tentent d’en saisir la signification. Ils « refusent de se faire le secrétaire du malade » — pour reprendre la formule d’alors —, pour l’observer, et identifier la signification de ses actes.

Tout les étonne. Les techniques d’injection, par exemple. Les premiers morphinomanes plantent l’aiguille un peu partout dans leur corps, dans les endroits encore disponibles. Ils pincent la peau et plantent l’aiguille horizontalement. Les piqûres sont mal-habiles et effectuées sans précaution ; les aiguilles sont rouillées, les seringues malpropres ; les solutions sales ou trop acides. Il est très rare de rencontrer des solutions propres chez les toxicomanes, qui les préparent à l’avance et les laissent traîner chez eux à découvert, constatent les médecins. Si l’on ajoute à cela un état général affaibli et les fameuses « prédispositions », rien d’étonnant à ce que les morphinomanes se trouvent dans un état lamentable, « la peau épaisse, bleuie ou rougie », « avec des abcès qui se for-ment çà et là ou qui guérissent » ! Les manuels exhibent ces êtres pitoyables et couverts de plaies, aux chairs purulentes, suintantes, comme l’infirmier de l’hôpital Bellevue à New-York dont le docteur Kane, dans un de ses ouvrages, reproduit le corps martyrisé, quelques jours avant sa mort (3).

Les amateurs de morphine essaient de ne pas se blesser une veine. Mais certains d’entre eux découvrent bientôt ce raffine-ment du morphinomane », « ce luxe opératoire qui consiste à se piquer une veine dans le but de se procurer une somme de jouis-sance plus considérable ». Le professeur Guimbail décrit la scène : « Ils tombent sidérés sous le coup d’un étourdissement immédiat ou d’un sentiment de défaillance. Toutes les fonctions de la vie se trouvent suspendues. Une chaleur comparable à une flamme rapide parcourt tout le corps et remonte vers la tête. Le cerveau est frappé d’obnubilation. La pensée est tarie, le mouvement est aboli. Les réflexes n’existent plus. La respiration devient pénible et anxieuse. Des mouvements convulsifs se montrent sur la face : des rougeurs locales, une sueur froide complètent cet effrayant tableau 4. »

Au bout d’un temps, précise Guimbail, l’effet se dissipe. Il en demeure une paresse intellectuelle et une difficulté de mouve-ment qui durent quelques heures, ou, chez certains sujets, plu-sieurs jours.

Spectaculaire et effrayant également, l’état d’abstinence — ou de manque » — habituels chez les malades chroniques. Au début de la crise, lit-on dans les mémoires des aliénistes, le morphinomane n’éprouve qu’une vague sensation de malaise, un léger froid dans les os. Bientôt, il est pris de frissons prolongés. C’est pour lui « une défaillance intolérable et un sentiment d’angoisse ». Sa face se grippe, son nez se pince, le pouls s’affaiblit, ralentit. Le malade est assailli de bâillements intolérables, coup sur coup. Le mal ne fait que progresser. Le malheureux larmoie. La rougeur de ses pommettes est l’indice d’un trouble important de sa circulation. Dès lors, une céphalgie atroce lui arrache des cris. Un temps encore, et ce sont des désordres intestinaux, une « diarrhée pro-fuse », pénible, qui tourmente le malade placé dans un état de vive souffrance générale ». La soif arrive, la langue est sèche ; quelques rares vomissements douloureux, une inappétence complète, ou plutôt une véritable horreur pour tout aliment. L’excrétion urinaire se fait rare : elle est suppléée par des sueurs abondantes sur tout le corps. Le malade ne peut rester en repos. Consumé de l’intérieur, il manifeste un état d’agitation extrême, marche de long en large dans la pièce. Soudain, une lassitude s’empare de lui et l’abat. Il se jette sur un lit, ou sur le sol. Quelques minutes encore, et son tourment l’oblige à se relever et à reprendre sa déambulation sans but et sans espoir… Une heure lui semble une éternité de souffrance.

Progressivement, selon la même démarche, on périodise l’intoxication morphinique. Dans les années vingt, Louis Lewin décrit la morphinomanie comme une maladie de la volonté. Il en énumère les phases : la première, séductrice, lorsque le morphinomane, dont « le moi est déjà faussé », s’illusionne sur ses capacités et sur son travail : celle que l’écrivain Laurent Tailhade baptise « lune de miel (5) », et que les Allemands, à la fin des années 1880, désignent comme o phase d’euphorie ». Tout commence dans le plus parfait bonheur, disait déjà le docteur Chambard. Sans cesse, dit-on, les drogués rêvent de ce moment initial, et partent sans se lasser vers une impossible reconquête de la « virginité euphorique ».

Puis c’est la seconde phase, le temps du « morphinisme intermittent » ou de la « morphinisation », selon une distinction éta-blie par le docteur Pichon. « Tout rempli d’un bien-être de contentement sans désirs, d’un calme psychique que rien ne peut ébranler », le malheureux mène « une vie du moi pure et simple, une vie dans le présent ». Tout se gâte : la mémoire défaille ; la pensée comme son langage deviennent confus. S’il est comptable, le malade commet mille erreurs de calcul ; médecin, il oublie ses patients et confond les doses. Son caractère change. Il s’égare dans un maquis d’idées fixes et se met de plus en plus souvent en colère. Son sens moral commence à se dégrader. Il devient faux, épuise des trésors d’habileté pour dissimuler son vice et ses actes. On le déclare atteint de « mensongeomanie ».

La troisième étape, celle du « morphinisme habituel », ouvre sur le désastre. Les perceptions supérieures s’estompent, tout reste de respect humain et de sens moral est aboli. Ce qui rend le morphinomane « insensible à sa propre femme, à ses propres enfants ». Désormais, il peut consommer entre deux à cinq déci-grammes de morphine par jour. « La chaîne d’escalade devient plus courte et le tiraille » ; il vole, escroque ; les femmes se prostituent. Tout plaisir disparaît ; la dose calme a peine les souffrances terribles ressenties en l’absence du produit. Pour son malheur, la conscience lui revient. Et le misérable se rend compte de l’horrible vérité : il est prisonnier de la morphine, non plus pour son bien et son mal, mais uniquement pour son mal ».

À ce stade, le morphinomane n’est plus que nerfs surexcités, os et peau » ; il souffre de douleurs gastriques, de diarrhées qui le brûlent, de troubles de la vue, d’évacuation de l’urine, et d’un affaiblissement continu de sa vie sexuelle. Il est plongé dans un univers d’hallucinations et de délires. Transformé en une ruine dont l’écroulement en amas de débris ne peut que rarement être évité », il est maintenant proche de la fin. Il périt parfois lors d’une phase de maigreur extrême, ou cachexie.

Il faut « soigner » ces curieux malades que sont les morphino-manes. Le corps médical se passionne pour cette tâche. Des savants renommés se succèdent, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, pour tenter de guérir ces nouveaux venus dans l’univers de la pathologie. S’ils manifestent un aussi vif intérêt pour la morphinomanie, c’est qu’elle présente une particularité remarquable : l’homme de l’art en est fréquemment responsable, par une administration imprudente du produit. Souvent même, il est à la fois coupable et victime. Discrètement, les praticiens de ce temps se soignent les uns les autres, traitent leurs amis ou leurs proches. Parfois seulement, une allusion affleure, dans tel ou tel ouvrage clinique… Entre 1880 et 1914, les thérapies foisonnent, et une quinzaine de publications leur sont consacrées 6. De cette époque, nous héritons de débats qui, jusque dans les années soixante, évoluent peu.

Les premiers soins sont donnés au domicile du malade. Époque brève : la passion de l’intoxiqué pour le produit est trop forte, et les déboires du praticien innombrables. Étonnés et scandalisés, les médecins observent les ruses et les supercheries de ceux qui sont quelquefois d’honorables confrères. Tel médecin n’hésite pas à fracturer la porte d’une pharmacie pour s’emparer subrepticement du produit. Surpris en pleine effraction, il est à peine conscient de la gravité de son geste : il en sourit comme d’une gaminerie 7. Ce type de traitement est illusoire, conclut-on : il faut que le malade quitte le milieu où sont né,es ses funestes habitudes8», et soit, isolé du monde. On a recourt à tout l’éventail des établissements de soin, de l’asile d’aliénés à la maison de santé, en passant par les établissements d’hydrothérapie. Mais, au terme du voyage, force est de constater que chacun d’eux présente de graves inconvé-nients… L’asile d’aliénés n’est pas prévu pour des malades qui viennent de leur plein gré ; en outre, l’intoxiqué, qui ne répond pas aux critères habituels de l’aliénation mentale, est admis par la « complaisance » de médecin. À cet égard, la législation de 1838 est lacunaire, et des spécialistes comme Ball, Pichon ou Brouardel demandent sa modification : que le malade soit admis sur sa demande. Mais il aurait aussi fallu modifier le fonctionnement de l’asile, trop rigoureux pour ces malades fortunés. Doit-on recoùrir aux maisons de santé où se mêlent névrosés et convalescents ? La surveillance est insuffisante et les promenades dans le bourg voisin permettent de se procurer morphine et cocaïne. Aussi les aliénistes tournent-ils les yeux vers l’Allemagne : un premier établisse-ment spécialisé est ouvert en 1885 près de Berlin-Schoenberg : l’Heilmstalt far Morphinensuchtige… Le second, celui de Gratz, en Styrie, créé en 1888. La technique de suppression est brutale, mais les clients se précipitent, et les trois cents lits sont en permanence surpeuplés. La Grande-Bretagne, qui le fait pour ses alcooliques, s’y refuse pour les drogués, tout comme la France, au grand dam des spécialistes, qui en réclament.

Parmi les grands déçus, mentionnons ceux qui ont cherché, comme la pierre philosophale, le produit qui guérit la maladie qu’engendre le produit — un des moteurs de la recherche pharmacologique de cette période. C’est le grand défilé des méthodes de substitution, comme l’administration de cocaïne aux morphinomanes. Aux États-Unis, la Therapeutic Gazette raconte com-ment le docteur Bentley guérit ses intoxiqués grâce à la cocaïne 9, et publie seize articles de 1880 à 1884 sur cette prodigieuse découverte. La méthode se répand comme un vent de tempête 10». L’engouement est tel qu’il engendre un monstre nouveau, le morphinococaïnisme. Pendant un temps d’ailleurs, les seuls cocaïnomanes connus sont des morphinomanes « guéris » par la cocaïne ! A la fin du siècle, la pièce se rejoue avec l’héroïne. Mais cette fois les spécialistes sont avertis. Morel-Lavallée, promoteur en France de cette méthode héroïque en 1900, s’en fait le détracteur dès 1902 « .11

Cette quête chimique est parfaitement cohérente avec une conception organiciste de la prise de drogues, et avec une défini-tion de la morphinomanie comme intoxication ». Une telle approche est clairement développée par des auteurs comme W.G. Somerville, qui, en 1923, pousse le raisonnement jusqu’à ses extrêmes conséquences : La demande de morphine est le symptôme d’une maladie, tout comme la douleur est celui de la péritonite ou de la pleurésie, ou le mal de tête celui de la méningite ». En effet, la morphine « oblige le corps à produire des anticorps, et ce sont eux à proprement parler qui constituent la maladie ». Le morphinomane ? Il est « infecté », « tout comme on peut l’être par le bacille du tétanos ». Et Sommerville de conclure : Affirmer que les chercheurs découvriront un jour une antidote à ces anti-corps, est-ce une prophétie utopique 12 ? » L’épopée n’est pas achevée, et aujourd’hui encore, chaque nouveau produit fait naître de nouveaux espoirs. « On ne peut que féliciter le corps médical pour son esprit de ténacité, voire d’escalade », remarque le docteur Ingold 13. Généralement, les illusions ne durent guère plus de quelques saisons… Le thème revient, insistant, dans la littérature scientifique, relayé par les espoirs de la psychopharmacologie. Mais aussi dans l’imaginaire social. En 1980, un romancier allemand, Johannes M. Simmel, dans Wir heissen euch Hoffen, pouvait encore narrer le combat titanesque du courageux Alfred Lindhout, prix Nobel inventeur d’un infaillible médicament anti-héroïne, persécuté par les cruelles organisations qui contrôlent le trafic international des drogues…

Méthode brusque ou sevrage progressif ?

Très vite, l’hypothèse organiciste de l’« empoisonnement » par le médicament s’avère moins féconde qu’on ne l’espère, et la morphinomanie se répand de façon inattendue. Les certitudes se troublent. Des médecins allemands, sceptiques à l’égard des méthodes de substitution de substances, tranchent le nœud gordien. C’est le produit qui intoxique ? Supprimons le produit ! Les premiers thérapeutes « spécialisés » préconisent la suppression brusque. C’est la méthode, bientôt célèbre en Europe, du directeur de la maison de santé de Schoenberg, à Berlin, le docteur Edouard Levinstein 14.

Le malade est accueilli dans l’établissement. Tout commence par un bain. Moitié nécessité médicale, moitié défiance : a-t-il habilement caché sur lui quelque dose de produit ? On ne saurait être trop prudent, affirment les praticiens. Passez tout au peigne fin. Inspectez les vêtements avec soin, les livres que le client apporte avec lui, sa brosse à cheveux, ses flacons de médicaments, sa poudre de riz, sa pendule de voyage, les semelles de ses chaussures, le fond de son chapeau, le pommeau de sa canne. Les fruits, les gâteaux secs ! Pourquoi ne pas procéder à une vérification du mobilier même de la chambre ? On rapporte le cas d’un morphinomane qui a réussi, en corrompant le personnel, à cacher quelques grammes de substance dans le barreau évidé d’une chaise ! Lavé, inspecté, chapitré, le malade est bouclé dans une chambre. La porte est hermétiquement close, la fenêtre grillagée. Tout est prévu pour qu’il ne puisse nuire à personne, même pas à lui-même : les meubles sont fixés au parquet, l’éclairage est hors de portée. On lui apporte régulièrement ses repas dans sa cellule, sans tenir compte ni de ses protestations ni de ses cris, lorsque la crise le saisit. Au plus, douze jours se passent, et le malade est guéri.

Cette méthode, dit-on, recèle un danger considérable : que le misérable cloîtré périsse de collapsus, cet o anéantissement complet de la réaction générale ». On la dénonce comme barbare. Toute l’Europe raconte la triste fin du célèbre docteur Westphall, collègue et maître de Levinstein, devenu morphinomane. Traité de cette manière, il meurt bel et bien dans sa chambre capitonnée. L’homme, s’il n’a pas perdu le goût du poison, a du moins perdu celui du pain », ironise le romancier Léon Daudet en 1926, qui ajoute avec le mépris germanophobe de l’époque « Ce procédé tudesque est aujourd’hui abandonné 15. »

Le docteur Kane, grand spécialiste américain des substances toxiques, décrit sa première et unique cure par suppression brusque. Sa patiente est une forte femme de quarante-cinq ans, mariée, et, qui, depuis seize ans, prend des doses considérables de morphine par voie buccale, entre un et dix grains par jour. II l’enferme dans sa clinique, et commence la surveillance. On l’accueille, et le premier après-midi, tout se passe bien.

Le lendemain matin, la malade se réveille avec une salivation abondante, des crampes dans les jambes, le cceur qui bat, des maux de tête et un irrépressible désir de morphine. La journée s’écoule sans que son état s’aggrave. La nuit suivante, elle ne peut dormir. Elle tremble, frémit, s’agite sans cesse, se jette d’un bout du lit l’autre, pleure, gémit. Au matin, elle délire, court dans la pièce, crie, hurle. Elle tente de sauter par la fenêtre, donne de grands coups contre la porte, s’en prend a l’infirmier et se jette sur lui pour qu’il la laisse sortir. Elle tombe dans un état de stupeur, entrecoupé de crises d’éternuements, de toux sèches, de nausées et de vomissements. Le troisième jour, les symptômes empirent. Elle ne reconnaît plus personne ; mais des bêtes et des gens imaginaires sont dans la pièce, avec elle. Elle rit, et pleure aussitôt après. Elle prononce des paroles incohérentes, bave, urine et défèque dans le lit.

Pendant six semaines, elle reste dans cet état dont on ne peut la faire sortir, quels que soient les moyens utilisés. La septième, elle commence a distinguer les visages. Mais ses périodes de lucidité sont traversées d’hallucinations qui perdurent. Elle retrouve quelques forces, mais éprouve de violentes douleurs dans les reins ; ses mains tremblent, elle est incapable de lire et pleure au moindre mot. Des visions et des cauchemars reviennent parfois, accompagnés d’évanouissements, mais de façon de plus en plus intermittente. Pour la soigner, on lui administre des stimulants, des toniques, des aliments concentrés. On lui donne des bains, on lui fait de l’électricité. Mais il faut attendre quatre mois pleins pour qu’elle récupère. Jamais je ne recommencerai une telle expérience », conclut Kane 16.

Toujours est-il que, malgré les vertueuses protestations de la conscience médicale, qui cherche d’abord a ne pas nuire, l’abandon du procédé n’est que momentané. En 1891, lorsque le docteur Deering s’en fait le champion en France, il est relativement isolé 17. Quelques années plus tard, la méthode de suppression brusque connaît un regain, du moins dans certains hôpitaux — les médecins de famille et les maisons de santé privées préféreront longtemps des méthodes plus douces. En 1912 et 1913, Briand publie deux articles qui attestent de l’efficacité de la méthode 18, les docteurs Magnan, Dubuisson a Sainte-Anne, le docteur Legrain a Ville-Evrard y ont désormais recours. Leur conversion est contemporaine de l’évolution de la clientèle, plus démunie, plus marginale, et dont on ne cherche plus a adoucir les épreuves. Epreuve d’autant plus rude qu’a l’exception des opiacés, il n’existe pas a l’époque d’antalgique efficace…

A l’opposé, une méthode douce, française celle-là, se termine par un complet fiasco. C’est la méthode « progressive », de suppression lente du produit, qu’on administre en doses régressives, méthode que prônent particulièrement les aliénistes de la Salpêtrière, dont le docteur Pichon… Magnan sèvre ainsi les alcooliques, mélangeant à leur vin des infusions lègères et les séquestrant à l’occasion lorsque leur métier les expose à des rechutes. Cette technique humanitaire n’obtient malheureusement que de piètres résultats. Elle est lente, peu efficace, trop complaisante. Si le client reste chez lui, comment le contrôler ? Comment faire confiance à sa famille, si prompte à céder à ses gémissements ? Pis : entrepris dans des cliniques, par des praticiens vénaux, ce traitement est suspect de propager le mal… Un homme de lettres, morphinomane notoire, Laurent Tailhade, décrit ces maisons de santé spécialisées où le malade qui à son entrée prenait une dose minime de poison, a doublé, triplé, décuplé sa provende pour le plus grand contentement du tenancier ». En effet, des officines douteuses se sont ouvertes pour répondre aux « besoins » de cette clientèle. Des alliances ambiguës se tissent : ces malades font aussi l’affaire de pharmaciens peu scrupuleux : « La plus heureuse entente régnait entre les morphinomanes et les pharmaciens de la localité, dit toujours Laurent Tailhade. Ces habiles négociants tenaient des grammes de morphine tout pesés en petits paquets. Ils ne demandaient qu’un prix minime, environ douze fois la valeur de l’objet, mêlant les charmes de la bienfaisance au plus extrême désintéressement. »

Les résultats obtenus par les différentes méthodes sont publiés dans les revues scientifiques européennes, et les articles étrangers rapidement traduits. Une conclusion s’impose bientôt. La technique la plus vantée, dans tous les pays, est dite de suppression rapide ». C’est celle qu’a codifiée le docteur Erlenmeyer °.
Pour se rendre chez Erlenmeyer, traversons la campagne allemande, et gagnons une élégante villa, isolée dans la verdure et construite dans un lieu ombragé. Les bâtiments sont spacieux. La morale de l’établissement est au-dessus de tout soupçon : une aile de bâtiment est réservée aux hommes, une autre aux femmes. Toutefois, lors de festivités, qui devaient sans doute évoquer le bal masqué décrit par Thomas Mann dans La Montagne magique, le docteur Erlenmeyer s’arroge le droit d’ouvrir les portes à deux battants.

Le malade pénètre dans l’édifice. Il est courtoisement accueilli. Mais, sitôt franchie la porte de la clinique, comme chez Levinstein, on le soumet aux rituels de dépouillement propres aux institutions totales analysées par Goffman 20. Il confie son argent, remet son linge personnel, se dépouille de ses objets de valeur. On le revêt d’habits nouveaux : ceux à l’intérieur desquels il vivra sa désintoxication. Dans la plus grande solennité, et devant le directeur en personne, il s’engage à participer de façon loyale à son traitement. On lui demande de signer une attestation : à aucun moment il ne sortira de l’établissement. Le directeur est autorisé, le cas échéant, à le retenir par la force. Il se soumettra intégralement aux règles édictées. Une précision financière lui est donnée : le traitement se paie d’avance et aucun malade ne peut réclamer le moindre remboursement.

La technique Erlenmeyer consiste à réduire les doses de morphine, mais en un temps strictement limité, et par un contrôle rigoureux des quantités et des durées. Au bout de huit ou dix jours de soins, le malade se trouve proprement « démorphinisé ». Sur ce principe de base, les techniques se perfectionnent : par exemple, on associe à la période de rupture la prise de produits adjuvants. Des toniques, comme du thé, du café, de l’alcool « à doses modérées ». Ou encore des médications sédatives, comme le haschisch, le chloral, l’éther ou le bromure. Encore faut-il que le produit reste un adjuvant », et ne devienne pas un substitut 21. » « Toute la cure se passe dans le calme et la tranquillité, affirme le docteur Erlenmeyer. En raison de mon système de sevrage, il n’y a pas de syndrome d’abstinence violent. » Selon l’usage des établissements pour privilégiés de ce temps, une vie mondaine est ménagée aux patients, dès qu’ils sont un tant soit peu rétablis. L’étau se desserre. Au bout de dix à douze jours, les malades sortent de leur isolement et trouvent dans mon établisse-ment des attractions qui les remontent et les distraient. » « J’ai l’habitude de réunir plusieurs malades dans la même pièce, précise-t-il. Ils se délassent mieux ainsi ; ils se consolent mutuelle-ment, et les amusements auxquels ils se livrent en commun leur font supporter les heures douloureuses. » Il est important que le patient ne soit pas coupé de sa vie familiale : J’ai l’habitude de faire venir à ce moment un parent du malade digne de confiance, qui veuille s’ocuper sérieusement de lui, le mari, la femme, le père la mère, le fils. » Mais le rôle des proches est également thérapeutique : « Les parents partagent ainsi la besogne du médecin et doublent les soins dont le malade est entouré. »

En même temps qu’il élabore son programme thérapeutique, Erlenmeyer en fixe les règles déontologiques. En cette période où les morphinomanes ne sont pas encore considérés comme des délinquants, un principe va de soi : « La première condition du succès, c’est que le malade soit résolument et fermement décidé à échapper à son esclavage. » Tant qu’il ne souhaite pas son propre changement, tant qu’il ne s’en remet pas sans la moindre réserve aux mains du médecin, ce dernier reste impuissant. Le traitement doit être volontaire, soit. Mais quelle étrange maladie dont l’issue dépend du bon vouloir d’un malade, dont la volonté — et c’est là un des symptômes — est justement défaillante…

Les usagers eux-mêmes apprécient fort cette méthode en laquelle ils placent un nouvel espoir. Laurent Tailhade en particulier : « Au lieu de faire traîner le supplice, d’en diluer en quelque sorte les affres et les tortures dans une suppression interminable qui soutire la vigueur du sujet, et, pour de longs mois, le laisse anéanti, l’opération brève et rude, après un choc terrible, une agonie pour vivre, lui permet de réagir promptement. La chambre de Géhenne est en même temps une chambre de résurrection. Reprenez l’espérance, vous qui entrez ici !»

En France, des maisons de santé comme celle du docteur Solfier à Boulogne-sur-Seine élaborent des règles spécifiques pour une partie de leur clientèle et adaptent à la France la méthode Erlenmeyer 22. Comme en Allemagne, on vante la beauté du site, le charme du décor qui « rendent au convalescent l’amour d’une existence normale », et permettent la guérison rapide de cette morne passion. Mais peu de directeurs d’établissement possèdent sa connaissance de la maladie, et l’établissement de Sollier, qui accueille des morphinomanes parmi sa clientèle, est un des rares en France à proposer un traitement spécifique.

Les grandes désillusions

Les résultats toutefois ne sont pas à la mesure des espoirs, et l’enthousiasme des premiers temps laisse place à d’amères déceptions. Comme toutes les autres, la méthode rapide, après quelques succès, montre ses failles. « Les malades qui passent pour guéris continuent secrètement leurs pratiques 23. » Erlenmayer lui-même est mis en cause : « Cette méthode de traitement a été annoncée au peuple à coups de trompe et vantée comme un véritable moyen de salut. Mais plus on faisait de bruit, moins elle se mon-trait efficace. C’est tout simplement une affaire de réclame, menée par des gens sans expérience véritablement scientifique. »

D’autres tentatives ne se révèlent pas plus fructueuses. Les aliénistes emploient l’arsenal thérapeutique dont ils disposent pour traiter les maladies mentales. C’est la suggestion hypnotique, alors en vogue, et que le professeur Charcot applique des patients morphinomanes, et dont le poète se gausse : o Le docteur Bérillon emploie désensorceler ses morphinomanes la suggestion hypnotique. Il montre ses infortunés une seringue pleine de liquide, non sans l’avoir, au préalable, imbue d’effluves magnétiques, mais il n’enfonce jamais l’aiguille dans leur peau… Le morphinomane prend goût ce régime platonique. Guéri pour jamais, il court l’officine la plus proche acquérir avec une bonne seringue une vigoureuse solution 24. » C’est aussi le traitement « moral » qui engage progressivement le patient dans d’autres activités que la prise du produit, par un lent travail de redressement. Chambard y est favorable, mais il ne convient, reconnaît-il, qu’aux « morphinomanes intelligents » ; les désœuvrés et les ennuyés, qui sont légion, sont bien en peine de se passionner pour une activité quel-conque. Leur « état d’âme est en jeu, ce qu’on est incapable de traiter. Et Chambard de conclure par des conseils moraux, fort éloignés de toute technicité médicale…

Les optimistes ne désespèrent pas : « La morphinomanie est essentiellement curable », affirme le docteur Guimbail. Hélas, les rechutes ne se comptent plus. Chez ceux qui considèrent la morphinomanie comme une psychose, tels Laer et Fiedler, le fatalisme règne en maître. Celui qui en souffre est un véritable aliéné, ne jouissant ni de la plénitude de ses facultés ni de son libre arbitre. Il n’est pratiquement pas guérissable. Mais les aliénistes français ne sont guère plus optimistes. Les névroses dont relèveraient la morphinomanie sont également difficiles traiter, même si cette dernière est sans doute moins rebelle que « la dipsomanie alcoolique >>. De plus en plus fréquemment, on renonce tout sevrage : lorsque la morphinomanie est devenue « une stimulation si nécessaire qu’il vaut mieux continuer dans la modération que de guérir », dit Chambard, qui parle sans doute de sa propre affection. « Il n’est pas d’affection plus tenace, plus difficile guérir, plus prompte a récidiver », concluent tristement les praticiens.

Et surtout les morphinomanes changent. De moins en moins de « malades » : les victimes involontaires sont désormais averties des dangers. Mais de plus en plus de « vicieux »… La maladie est rebelle aux soins, et les nouveaux malades les méritent bien peu. Ce double constat délivre sans doute le médecin de ses culpabilités passées ; mais, au bout du compte, il contribue lui faire abandonner, et pour longtemps, le drogué, ce patient si décourageant, son triste sort.

Louis Lewin et l’encyclopédie des drogues

Une époque s’achève. Le monde médical se déprend de sa passion pour les drogues. En quelques décennies, elles sont digérées et phagocytées. Une partie de ses emplois, soigneusement contrôlée, s’insère tout jamais dans la technologie thérapeutique, et se banalise. Les utilisations déviantes, quadrillées et pourchassées, sont repoussées aux limites du territoire médical, vers ceux de la morale sociale et de l’ordre public. Il faut attendre fort longtemps, bien après la Seconde Guerre mondiale, pour qu’une nouvelle génération de thérapeutes survienne, et fasse renaître l’intérêt médical pour la drogue et les drogués.

Avant de quitter l’univers du XIXe siècle, il faut présenter celui qui a mis en forme tout le savoir de son temps sur les drogues et sur la manière de les combattre. Son ouvrage clef a sans cesse été réédité, dans tous les continents. On l’invoque encore aujourd’hui, comme rempart contre le freudisme et les approches « compréhensives 25 ». C’est Louis Lewin, l’encyclopédiste des poisons de l’esprit. Pendant cinquante ans, ce pharmacologue berlinois accu-mule avec passion tous les matériaux disponibles sur les drogues : ceux des policiers, des cliniciens, des historiens, des ethnologues et des chimistes. Il se transforme même en journaliste pour visiter les fumeries d’opium de San Francisco… Dans son laboratoire privé, il reçoit les personnalités les plus diverses : Einstein, Abel — le père de la pharmacologie américaine —, ou Schweinfurth, le botaniste explorateur. Il meurt en 1929, laissant derrière lui Phantastica, l’œuvre de toute une vie, une authentique somme des travaux du XIXe siècle, qui ouvre ceux du siècle suivant. A mi-chemin entre la compilation scientifique et l’anecdote, la déclamation du poète lyrique et le constat de l’homme de science.

Comme beaucoup d’autres médecins de son temps, Lewin, au début de sa carrière, dans les années 1870, étudie le morphinisme chronique. D’autres se lassent, lui s’obstine. En 1885, il publie des articles sur une plante que chiquent plus de deux cents millions d’individus entre la mer de Chine et l’océan Indien, le bétel. L’année suivante, c’est au tour du kawa-kawa, qui pousse dans les îles du Pacifique. Puis, il passe au crible toutes les substances : le thé, le café, le cacao, le tabac. Et aussi l’arsenic, pour les jeunes filles qui souhaitent garder éternellement un élégant teint pâle, ou le mercure ingéré par des adolescents, pour des raisons mystérieuses. Parmi les premiers, il s’intéresse au peyotl, l’o herbe du diable » illustrée, bien plus tard, par les hallucinations de Carlos Castaneda. C’est Lewin qui rapporte des États-Unis en Europe les boutons de mescal qui, 0 sous forme de phantasmes sensoriels, ou de concentration extrême de la vie intérieure la plus pure, trans-portent en un monde nouveau de la sensibilité et de l’intelligence ». Il en isole un alcaloïde auquel on a donné son nom, l’Anhalonium Lewin 26.

L’époque est encore classificatrice. L’ambition ultime de Lewin est de regrouper et de classer ces substances, qui ont en commun d’agir sur l’esprit. Par là même, il souhaite fonder une science des impressions subjectives et des faits de conscience. Les critères purement chimiques lui semblent insuffisants : un même produit a des effets opposés selon son dosage, et des produits chimique-ment différents ont des effets comparables. Lewin dresse tout d’abord, en 1903, une sorte de bilan des classifications antérieures ; celle de Tardieu, fondée sur les symptômes cliniques, et celle de Rabuteau, à partir d’effets physiologiques. Sa taxinomie définitive, celle de 1924, se veut au croisement de la clinique et de la pharmacologie : elle privilégie le critère des effets psychiques des drogues, et s’inscrit directement dans le champ de ce qui deviendra la psychopharmacologie. Les drogues sont classées en cinq- groupes, désignés chacun par un nom latin, aux miroitements poétiques :

—    Les euphorica, calmants de l’activité psychique, comme l’opium et dérivés ; plus paradoxalement, il y met la cocaïne, désormais classée dans le dernier groupe, celui des excitants.
—    Les agent hallucinants, soit un ensemble de substances d’origine végétale, très différentes par leur composition chimique, tels le peyotl et le cannabis. Ce sont les phantastica.
—    les substances enivrantes, tels l’alcool, le chloroforme, l’éther : les inebriantia.
—    les agents du sommeil, comme le chloral, le véronal, le sulfonal ou le kawa-kawa : les hypnotica.
—    Les excitantia enfin, comme les stimulants chimiques, mais aussi la caféine, le tabac ou le bétel.

Ce principe d’organisation a victorieusement franchi l’épreuve du temps. Il est toujours conservé, avec quelques modifications, par les classifications modernes, y compris par la plus récente, élaborée en 1957 par les professeurs Deniker et Delay pour les médicaments psychotropes 27.

Lewin, comme tous les hommes du XIXe siècle, est fasciné par le pouvoir universel des drogues. Leur puissance le terrorise. Comment expliquer que les hommes, quels que soient leur temps ou leur lieu, boivent, fument, inhalent, ou s’injectent ces dangereux poisons ? Pourquoi ces présences permanentes et obsédantes, dans toutes les civilisations, de l’alcool ou du tabac, de l’opium ou de la coca ? Pourquoi la diffusion que rien ne peut arrêter de ces nouveaux poisons, la morphine et la cocaïne ? C’est la recherche banale de l’ivresse qui amène aux poisons de l’esprit ; car l’homme connaît déjà en lui ce sentiment essentiel d’exaltation de la machine humaine, poussée à son paroxysme par les passions ; qu’il s’agisse de l’ivresse de la colère, du combat, de la victoire, du pou-voir, ou de l’ivresse de l’acte sexuel, de la création artistique ou de l’amour, toutes ces ivresses ont puissance d’élan, d’énergie, voire même d’art 28. » défaut de ces énergies vitales, ces substances magiques en procurent du moins l’illusion.

Les drogues sont universelles. Leurs dangers aussi. Dans le conflit qui a opposé, et oppose encore, les tenants d’une genèse psychologique des toxicomanies à ceux qui sont partisans d’un déterminisme par le produit, Lewin se situe sans hésitation du côté des seconds. Qui peut devenir drogué » ? Tout le monde. Pour lui, le morphinomane est d’abord la victime d’une substance malfaisante. De tels produits courent toutes les civilisations ; ils soutiennent le courage des tribus les plus primitives, ils aiguisent l’esprit et les sens des esthètes les plus policés. Le débat est lourd de conséquence : si c’est la substance qu’il faut incriminer, comme le pense Lewin, il convient d’établir au plus tôt un étroit cordon sanitaire qui protège les populations de son contact. La prohibition est dès lors une politique obligée.

Dans la même logique, il est normal qu’a la question : « Peut-on guérir les drogués ? » Lewin donne une réponse réservée. Les morphinomanes ? La dégradation organique et la déchéance morale les guettent, et ils sont quasi incurables : la démorphinisation est suivie de 80 à 90 % de récidive. Sa condamnation de la cocaïne, qui l’oppose à Freud, est plus définitive encore. La cocaïnomanie, cette « face nocturne de la vie humaine » conduit à l’abjection, l’avilissement et la dégénérescence. Les drogués sont gens d’autant plus difficiles à soigner que l’extrême variabilité des dispositions individuelles face aux drogues interdit tout pronostic. Un être faible résiste ; un sujet fort et corpulent y succombe ; tel s’endort grâce une drogue réputée pour ses effets excitants, tel autre absorbe sans sourciller des quantités mortelles de produit. Bien plus : le produit, maléfique pour l’un, est bénéfique l’autre. N’existe-t-il pas une équation toxique » équivalant â l’équation visuelle de l’astronome, s’interroge Lewin. L’expression fait fortune.

Si le médecin est encore si mal armé, que doit faire le citoyen ? Rejoindre les ligues d’abstinence ? La perspective n’enchante pas Lewin. Les politiques d’abstinence ne lui paraissent ni fondées sur une analyse scientifique, ni réellement efficaces. S’abstenir de toute drogue ? C’est une simple conviction individuelle, comme la résolution d’être chaste. Ce n’est pas une politique publique crédible. L’auteur de Phantastica prône plutôt l’usage récréatif modéré, pour les drogues les moins dangereuses. Il prend même la défense du bétel, dont le suc alcalin pallie les manques en azote de la nourriture des peuples d’Extrême-Orient, et il condamne l’action des missions presbytériennes contre le kawa-kawa. Quel a été leur unique résultat ? Diffuser l’alcool, plus nocif encore pour les insulaires de la mer australe. De même, quand l’Amérique entreprend, sur grande échelle, l’héroïque expérience de la prohibition de l’alcool, l’attitude de Lewin lui est hostile.

Au terme de son tour du monde et son parcours travers l’histoire, la conclusion de Lewin est pessimiste : le nombre des mal-heureux, victimes des drogues, ne cesse de s’accroître. Si l’usage des narcotiques s’amplifie, « il peut devenir une calamité mondiale aux conséquences de laquelle d’une manière ou d’une autre, nul n’est certain d’échapper ». Pour l’enrayer, il faudrait « plus de science, plus de compétence, et surtout plus d’expérience pratique ». Et le savoir, comme le savoir-faire, sont défaillants… Scepticisme thérapeutique et prohibition pragmatique. Le cocktail est au point pour de longues années. Les ambitions curatives sont révisées la baisse, et la technicité liée aux substances s’investit dans d’autre champs : elle fera sa réapparition triomphante avec la psychopharmacologie.

Pendant longtemps, ce qu’on appelle aujourd’hui l’étude des toxicomanies » n’est pas reconnue comme un champ spécifique. A la fin du xixe siècle, la presse, et elle seule, regroupe les divers « poisons de l’esprit » et parle pour la première fois de toxicomanies ». Si l’opinion publique adopte d’emblée ce mot nouveau, la médecine demeure réticente jusque dans les années vingt : ni la notion de toxicomanie » ni celle de dépendance » n’apparaissent dans le Manuel de Kraeplin, de 1884, ni dans le Traité de psychiatrie de Bleuler, en 1916 (29).

Dès lors, trois facteurs définissent cliniquement la toxicomanie : une tolérance fonctionnelle de l’organisme à la prise du produit, une dépendance physique liée à l’apparition d’un syndrome d’abstinence en cas de sevrage, et enfin, une dépendance psychique, manifestée par un comportement irrésistiblement et indéfiniment répété. L’officialisation scientifique est plus tardive encore : elle s’amorce lorsque les travaux d’Himmelsbach, en 1939, fondent physiologiquement la notion de « dépendance (30) » ; elle s’achève au début des années soixante-dix. Encore l’Organisation mondiale de la santé tâtonne-t-elle plus de vingt ans, entre 1945 et 1969, pour définir ce que recouvrent les termes de « dépendance », de « toxicomanie », d’« accoutumance » puis de « pharmacodépendance »… Il a fallu plus de cent ans pour inventer la toxicomanie.

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Notes

10. Les thérapies tâtonnantes

1. FALRET Jean-Pierre, 1864, Des maladies mentales et des aliénés, Leçons cliniques d considérations générales, Baillère et Fils, Paris.
2. BERCHERIE P., 1980, op. cit.
3. KANE H.H., 1881, Drugs that Enslave, Prestley Blakston, New York.
4. GUIMBAIL H., 1891, op. cit.
5. TAILHADE L., 1907, op cit.
6. MAUGEAIS les répertorie dans sa thèse, De la transgression ei la loi: les stupéfiants de 1845 a 1916, Université de Caen, 1981.
7. BROUARDEL Paul Dr., 1906, Opium, morphine et cocaïne, Cours de médecine légale de la Faculté de Médecine de Paris, Baillère et Fils, Paris.
8. CHAMBARD E., 1893, op. cit.
9. BENTLEY W. H., « Erythoxylon Coca in the Opium and Alcohol Habits », Therapeutic Gazette, I, 1880.
10. ERLENMEYER Albrecht, « eeber cocainsucht », Deutsche Medizinal-Zeitung, 7, 1886.
11. MOREL-LAVALLÉE, «La morphine remplacée par l’héroïne, pas d’euphorie, plus de toxicomanies : traitement héroïque de la morphinomanie », Revue de médecine, 20, 1900; en 1902, il est cité par LENIA DE LA JARRIGUE dans sa thèse de médecine, Héroïne, héroïnomanie, Paris, premier travail français dénonçant les dangers de l’héroïne.
12. SOMERVILLE W.G., «Who is responsible for the Drug Addict ?», Southern Medical Journal, 1924.
13. INGOLD Rodolphe, 1976, Expériences de la prise en charge des toxicomanes, thèse de médecine, Paris.
14. Voir « Le traitement de la morphinomanie » in L’Encéphale, 1886.
15. DAUDET Léon, 1926, Souvenirs, Nouvelle Librairie Nationale, tome I, Paris.
16. KANE, 1881, op. cit.
17. DEERING T., 1891, Sur k traitement de la morphinomanie par la suppression brusque, thèse de médecine, Paris.
18. BRIAND, « Un morphinomane guéri par sevrage brusque », Bull. de Société Clinique de médecine mentale, 1912, et « Le sevrage brusque pour le morphinococaïnomane », Bull. de Société Clinique de médecine mentale, 1913.
19. ERLENMEYER, « Considération sur la morphinomanie et son traitement», L’Encéphale, 1886.
20. GOFFMAN Erving, 1961, Asylum, on the Social Situation of Mental Patient and Other Inmates, Doubleday Anchor, New York ; trad. franç., 1968, Asile, Ed. de Minuit, Paris.
21. REGNIER R., 1890, « L’intoxication chronique par la morphine et ses diverses formes », thèse de médecine, Paris.
22. SOLLIER Paul, « La démorphinisation. Mécanisme physiologique. Conséquences au point de vue thérapeutique », La Presse médicale, 1898.
23. BALL B., 1888, op. cit.
24. Laurent Tailhade cité dans J.J. YVOREL, « Evolution du discours médical sur la drogue», Actes du 110e Congrès national des sociétés savantes, Montpellier, 1985, C.T.H.S., Paris.
25. SIPRIOT Pierre, « Psychanalyse, drogue : le malentendu», in Sigmund Freud et la drogue, 1987, Les Cahiers du Rocher no 3, dirigé par Pierre Sipriot.
26. LEWiN Louis, 1888, première communication sur « Anhalonium Lewinii » Archiv far experim. Pathologie und Pharmacologie, 401.
27. DENIKER Pierre, 1987, op. cit.
28. LEWIN Louis, 1924, op. cit.
29. SZASZ Thomas, 1974, op. cit.
30. HIMMELSBACH C.K., « The morphine abstinence syndrome, its nature and treatment », Ann. of Inter. Med., 15, 1941.

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